CHAPITRE XXIII

L’homme qu’Alicia observait sur l’écran de sa com semblait tout aussi civilisé qu’Edward Jacoby, mais il s’agissait de celui qu’elle était venue chercher. Les félins des neiges sont plus gros que les ours Kodiak de la Vieille Terre, avec des crocs que leur envieraient des tigres à dents de sabre, et ils sont omnivores. Un carnivore de cette taille aurait besoin d’un immense territoire pour prospérer, même sur une planète vierge comme le monde de Mathison, et le Gouvernement avait régulé d’une poigne de fer la chasse aux félins des neiges. Les casiers de cet entrepôt contenaient au bas mot les fourrures de cinq années… et ne pouvaient avoir qu’une seule origine.

Elle sourit donc poliment au visage qui s’affichait sur son écran, en témoignant d’un intérêt strictement professionnel alors même que tout en elle lui hurlait de le frapper pour lui extorquer ce qu’il savait.

« Bonsoir, capitaine Mainwaring. Je m’appelle Lewis Fuchien. Content de vous trouver au sol.

— Moi aussi. Monsieur Jacoby m’a dit que vous risquiez de me joindre.

— En effet. J’ai cru comprendre que votre vaisseau disposait d’une capacité suffisante pour mon expédition », demanda-t-il. Alicia hocha la tête. « Parfait. Quoique vos honoraires me semblent un peu élevés, Edward m’a communiqué le rapport de monsieur Labin et…

— J’espère que vous ne l’avez pas cru sur parole, le coupa ironiquement Alicia. Monsieur Labin était plus impressionné que ne le méritaient les circonstances.

— Vous témoignez d’une admirable modestie, capitaine Mainwaring, et je conçois que Gustav Labin soit un tantinet exalté, mais Edward m’assure que vous prendrez soin de ma cargaison.

— Cela au moins est exact, monsieur. Quand on me confie une cargaison, je fais de mon mieux pour qu’elle arrive à destination.

— Un importateur ne saurait exiger davantage. Néanmoins… (Fuchien sourit complaisamment) j’aimerais rencontrer l’ensemble de votre équipage. Je me suis imposé cette consigne : toujours jauger sa crédibilité sur une équipe entière et non sur son seul capitaine.

— Je vois. » L’expression d’Alicia n’en montrait rien, mais son cerveau s’activait à la vitesse de l’axel, débattant avec Tisiphone et Mégère à un niveau plus profond que la verbalisation et à un train bien plus véloce que celui de la pensée formulée. Difficile de faire descendre à terre un équipage virtuel pour un déjeuner avec ce type ! Mais…

« Monsieur Jacoby a-t-il fait allusion à l’affrètement de mon vaisseau par Cathcart ? » Fuchien opina et elle sourit. « Je comprends votre prudence et, en toute franchise, je me sentirais moi-même bien mieux si mon commissaire de bord pouvait assister à notre entretien, mais mon ingénieur et mon second sont absorbés par un calibrage de la propulsion. Je ne peux vraiment pas les interrompre – de fait, je devrais même être en train de les aider –, puisque nous sommes pressés d’arriver sur Cathcart, mais, si vous-même disposez d’une petite heure de liberté, je peux éventuellement vous offrir l’hospitalité à bord du Coursier, le temps d’un dîner. La cuisine ne sera sans doute pas celle d’un palace, mais vous la trouverez tout de même comestible et vous aurez ainsi l’occasion, non seulement de rencontrer mes gens, mais aussi de visiter mon vaisseau en personne. Si ce que vous voyez vous semble à votre goût, nous pourrons ensuite, vous, mon commissaire de bord et moi, régler les détails devant un cognac. Cela vous convient-il ?

— Eh bien, merci ! Je n’en espérais pas tant et j’accepterai avec plaisir si je peux amener ma propre comptable.

— Bien entendu. Je ramène ma navette de fret à bord à dix-sept heures trente. Voulez-vous vous joindre à moi ou préférez-vous venir par vos propres moyens ?

— Si vous consentez à nous raccompagner ensuite, nous ferons le trajet avec vous.

— Pas de problème, monsieur Fuchien. Je compte donc sur vous. »

 

Fuchien et sa comptable – une petite bonne femme corpulente dont les yeux d’ordinateur étaient marqués des rides du rire – se présentèrent pile à l’heure devant la rampe de la navette, au pied de laquelle, grande et toute professionnelle, les attendait Alicia dans son uniforme bleu nuit. Leurs brèves poignées de mains ne durèrent que le temps d’effleurer la surface de leurs pensées mais suffirent à confirmer ses soupçons.

— Puis-je vous présenter Sondra McSwain, ma chef comptable, capitaine ?

— Enchantée, mademoiselle McSwain.

— Pareillement, capitaine. Après le tableau que m’a fait monsieur Fuchien de votre réputation, je m’attendais à ce que vous fissiez trois mètres de haut.

— Plus on en parle, plus les réputations grandissent, me semble-t-il. » Alicia lui rendit son sourire. L’esprit de McSwain n’abritait ni l’aura crapuleuse de celui de Labin ni la cupidité sophistiquée de Fuchien. Il tictaquait avec la précision d’une horloge, aiguisé et professionnel, mais non dépourvu d’un certain sens de l’humour, et le sourire d’Alicia se fit désabusé. Comme c’était étrange de trouver une personne intègre sur une planète comme Dewent !

Elle se secoua et désigna la rampe.

« Monsieur Fuchien. Mademoiselle McSwain. Nous avons l’autorisation de décoller et mon équipage s’apprête à dérouler le tapis rouge. »

Ce vol n’était que pure routine, mais le ravissement visible de la comptable le transfigurait. Mlle McSwain devait rarement contempler de l’intérieur les vaisseaux et navettes qui pullulaient dans le spatioport de Dewent, décida Alicia. Ce seul court trajet lui semblait toute une aventure, pourtant elle restait consciente de son excitation et capable de rire d’elle-même. Alicia se surprit à lui expliquer instruments de bord et procédures avec un enjouement non feint, et Fuchien lui-même s’autorisa à sourire du feu roulant de ses questions.

Ils se trouvaient encore à mi-chemin quand Tisiphone interpella Alicia.

Tu oublies notre objectif, petite. Et une illusion de cette complexité exige des préparatifs. Puis-je te suggérer de nous y atteler ?

— J’imagine, soupira Alicia. Mais j’ai l’impression que je vais y prendre beaucoup moins de plaisir que je ne l’escomptais. Pourquoi faut-il qu’elle soit si charmante ?

— Ne crains rien, répondit la Furie avec une douceur inhabituelle. Nous l’aimons bien aussi, Mégère et moi. Nous ne permettrons pas qu’elle en pâtisse, mais nous devons commencer très vite.

— Compris. >

Alicia tourna la tête et, le flot de questions de la chef comptable s’interrompant provisoirement, sourit à McSwain.

« J’aimerais vous présenter quelqu’un de mon équipage, mademoiselle McSwain. Une de vos collègues, pour ainsi dire. Pardonnez-nous, mais nous nous attendions à voir arriver une vieille fille osseuse et desséchée, uniquement capable d’aligner des chiffres. » McSwain croisa son regard et toutes deux gloussèrent. « Ruth sera agréablement surprise, je crois.

— J’ai eu autrefois pour comptable un “vieux garçon osseux et desséché”, avoua Fuchien, mais il m’a attiré un audit. Sondra est une très nette amélioration, je vous assure.

— Je vous crois sur parole. » Alicia alluma un écran en pianotant sur un clavier et le visage de Ruth Tanner s’y inscrivit.

« Ruth ? Oublie le plan A et passe au plan B. La chef comptable de monsieur Fuchien m’a finalement l’air parfaitement humaine.

— Vraiment ? Quelle bonne surprise ! » répondit Mégère avec la voix de Ruth. Les yeux de la commissaire de bord virtuelle balayèrent l’habitacle jusqu’à trouver McSwain et elle sourit.

« Mon Dieu ! Qui aurait imaginé que quelqu’un, dans ce bled perdu et sexiste, aurait assez de bon sens pour engager une femme ! » Son regard obliqua vers le visage de Fuchien et son sourire se changea en grimace. « Oups ! Aurais-je commis un impair ?

— Pas en ce qui me concerne, la rassura Fuchien. La vision à courte vue de mes confrères en ce domaine m’est tout bénéfice, mademoiselle Tanner. Vous êtes bien mademoiselle Tanner, je crois ?

— En chair et en os, répondit Mégère. J’espère que vous prendrez plaisir à cette visite. Nous ne recevons pas beaucoup, de sorte que nous avons mis les petits plats dans les grands et… »

La conversation se poursuivit, et ni Fuchien ni McSwain ne se rendirent compte que leur regard commençait d’être un tantinet désorienté.

 

C’était l’opération la plus étrange qu’elles eussent tentée jusque-là, se dit Alicia. Dans son état présent, amoindrie, Tisiphone aurait sans doute trouvé épineux de tisser une illusion moitié moins complexe. Mais elle n’était pas obligée de la forger seule, car Mégère avait ouvert à la Furie un canal direct et jetait dans la balance, en sus du sortilège, sa terrifiante capacité qui, tel un monstrueux amplificateur, permettait à Tisiphone de recouvrer dans sa totalité un pouvoir dissipé depuis longtemps.

Et, avec son assistance, la Furie se surpassa. Elle tissa ses filets avec une habileté consommée et prit au piège leurs deux invités en même temps qu’elle étendait une vrille jusqu’à Alicia. C’était une sensation assez effroyable, même pour quelqu’un qui, comme elle, était habituée à cette bizarrerie, car Alicia vivait sur trois plans à la fois. Elle voyait le monde par le truchement de ses propres sens, à travers les senseurs internes de Mégère et, enfin, elle partageait l’illusion de ses hôtes. Assise avec eux, elle bavardait avec les autres “avatars” de Mégère tandis que l’IA alimentait leur conversation et que Tisiphone leur fournissait un corps, alors qu’ils n’étaient que trois attablés pour dîner. C’était terrifiant, car différent de ce que la Furie avait fait au lieutenant Giolitti : ni souvenirs brouillés ni suggestions implantées, mais du réel. Renforcée par la puissance considérable de l’IA, Tisiphone les avait déphasés d’un cran d’avec l’univers pour faire de sa réalité la leur.

Et ce n’était pas tout : elle n’était pas pressée et avait sondé la mémoire de Lewis Fuchien jusqu’au tréfonds pour engranger le moindre lambeau d’information qui pouvait leur être utile. Vers la fin du repas, elles savaient tout ce qu’il savait et le négociant était désormais convaincu que l’équipage du capitaine Mainwaring correspondait parfaitement à ses besoins.

Le dîner s’acheva et tout l’équipage – sauf Tanner – « s’excusa » pour aller rejoindre son poste. Fuchien leva son verre de cognac et le dégusta.

« Eh bien, capitaine Mainwaring, votre équipage et vous-même êtes non seulement des gens selon mon cœur, mais vous dépassez toutes mes espérances. Je pense que nous pourrons faire affaire.

— Vous m’en voyez ravie. » Alicia se rejeta en arrière en tenant son propre verre de cognac puis sourit et désigna la chaise vide où était assis le fantôme de sa commissaire de bord. « En ce cas, pourquoi ne nous effacerions-nous pas, vous et moi, en laissant Ruth et Sondra s’escrimer ?

— Excellente idée, capitaine, fit Fuchien, radieux. Tout bonnement excellente. »

 

Dewent s’amenuisait sur l’écran de la coquerie à mesure qu’augmentait la vélocité du Mégère et Alicia la contemplait en s’efforçant de déterminer ce qu’elle ressentait : une mixture complexe d’impatience, de désir et de peur – peur de rater sa chance – bouillonnait en elle, surmontée par une excitation brouillonne à la perspective de ce qui l’attendait sur Wyvern et teintée de soulagement à la pensée de laisser enfin derrière elle le système de Dewent.

Elle n’aimait toujours pas Fuchien mais ne le haïssait pas non plus autant qu’elle s’y était attendue. Il était tout aussi ambitieux et assoiffé de crédits que Jacoby, mais dépourvu de la pure malignité de son associé. Il était au courant de son trafic de drogue mais refusait d’y prendre part, et, s’il soupçonnait son contact sur Wyvern de recel pour le compte des pirates qui terrorisaient le secteur, il ne traitait pas directement avec eux. Il désapprouvait leurs agissements, si faiblement que c’en était déprimant, mais en attendre davantage eût été irréaliste. C’était un Dewentais et Dewent « servait » les hors-la-loi. Selon ses propres critères, Lewis Fuchien était un négociant honnête, voire digne d’admiration, et Alicia aurait presque pu le comprendre.

C’était précisément pour cette raison qu’elle était contente de partir : elle refusait de le comprendre. Sur un plan plus pragmatique, son départ signifiait que cette illusion d’équipage et elle-même n’auraient plus à tenir la route que sur une seule et dernière planète. Une seule et peu lui importerait ensuite qu’on sût. La Flotte pouvait la poursuivre, elle n’en avait cure. Bien au contraire, elle s’en féliciterait si, durant cette traque, sa propre trajectoire la conduisait jusqu’aux pirates.

Elle s’accouda au rebord de la console, le menton entre les mains, et, tout en contemplant avec morosité l’image qui rétrécissait à vue d’œil, permit à son esprit d’anticiper. Wyvern. La planète Wyvern et un homme du nom d’Oscar Quintana, lieutenant-colonel Intraitable. Wyvern s’était dotée d’une étrange aristocratie, qui n’avait que faire de titres comme « comte » ou « baron ». Leurs ancêtres avaient été des officiers de la Spatiale (tout juste supérieurs, peut-être, à la lie des flibustiers issus des guerres de la Ligue des siècles passés, mais des officiers malgré tout) et le nom de vaisseau accolé au grade de Quintana indiquait qu’il était issu d’une lignée de nobles fondateurs. Même si son nom sonnait de façon singulière aux oreilles extraplanétaires, ce serait certainement un homme puissant, probablement fier et dangereux, et elle se persuada qu’il lui faudrait l’aborder avec prudence.

Hé ! > Mégère venait d’interrompre le train de ses pensées. < Ne te bile pas trop, Alley ! S’il est un tantinet avisé, c’est lui qui nous abordera avec prudence.

— Exact, approuva Tisiphone. En vérité, petite, si nous ne nous abusons pas, ce Quintana doit être un des contacts directs de ceux que nous recherchons. Si cela se vérifie, je le retournerai comme un gant avec le plus grand plaisir.

— Vous m’avez l’air bien assoiffées de sang, toutes les deux, fit observer Alicia. Ou bien êtes-vous simplement inquiètes de me voir prête à flancher ?

— Nous ? s’enquit l’innocente en Mégère. Loin de nous cette idée.

— Ben voyons. » Alicia se leva, bâilla et étira ses épaules nouées, ravie d’être arrachée à son humeur bougonne. « En fait, ce n’était pas tant ce Quintana qui me préoccupait. S’il est effectivement ce que nous croyons, vous aurez carte blanche pour en faire ce que vous voudrez.

— Mille mercis, petite… mais je ne comptais pas attendre ton autorisation pour molester une pareille canaille.

— Ah ouais ? Tu peux le molester si tu veux, mais n’oublie pas… même s’il est mouillé directement, nous avons besoin de lui pour l’étape suivante. Je crains que ça n’impose quelques limites au traitement que nous pourrions lui infliger. Nous ne pourrions même pas écraser cette racaille de Jacoby.

— Oh, c’est bizarre que tu y fasses justement allusion, Alley. > Le ton faussement nonchalant de Mégère fit retentir une clameur de sonnettes d’alarme et Alicia haussa les sourcils.

« Je connais cette voix, déclara-t-elle. Qu’as-tu encore trafiqué ?

— Pas toute seule, répondit vivement l’IA. Bon, je trouvais que c’était une bonne idée, mais j’aurais été bien incapable de la réaliser moi-même.

— Tu me fais peur… et tu es en train de gagner du temps.

— C’était ton idée, Tis. Pourquoi ne t’expliques-tu pas ?

— Mais je n’aurais pas pu la mener à bien sans ton expertise, et tu appréhendes mieux les détails, alors peut-être devrais-tu l’exposer toi-même.

— L’une de vous deux aurait intérêt à se décider, mesdames !

— Bon, alors voilà, Alley. Tu te souviens du transfert de crédits auxquels nous avons procédé, et aussi que Tis et moi avons piraté la banque de données de Jacoby ?

— Bien sûr », répondit Alicia avant de marquer une pause. Y auriez-vous introduit quelque chose, affreuses sorcières que vous êtes ? Pas un virus informatique, au moins ?

— Bien sûr que non, répondit Mégère sur le ton de la vertu outragée. Quelle idée atroce ! Je ne ferais jamais une chose pareille… pas même à un vieux fossile comme son Jurgens XII. Mais ce serait sans doute plus charitable. Cette relique devrait être au rancart depuis des années, Alley. Il est si stupide que…

— Cesse de tergiverser ! Qu’as-tu fabriqué ?

— Nous n’y avons rien introduit. Nous en avons plutôt extrait quelque chose.

— Outre les informations sur son réseau de distribution ?

— Euh… oui. Pour être tout à fait honnête, nous y avons aussi introduit quelque chose, mais juste un programme d’extraction à effet retard.

— De quelle sorte ?

— Un transfert de crédits interstellaire.

— Un transfert de crédits ? Vous l’avez volé, tu veux dire ?

— Si tu préfères le voir comme ça. Mais nous en avions discuté et, pour ma part, je trouve que Tis avait raison. On ne peut pas vraiment voler un voleur, pas vrai ?

— Bien sûr que si ! » Alicia ferma les yeux et se laissa tomber dans son fauteuil. « Et moi qui croyais que tu avais adopté mon système de valeurs !

— C’est le cas et elle progresse énormément avec moi. Bien plus qu’avec toi, d’ailleurs.

— Je l’aurais parié, marmotta Alicia en passant les doigts dans ses cheveux. Très bien. Combien lui avez-vous extorqué ?

— Tout, répondit Mégère d’une toute petite voix.

— Tout quoi ?

— Tout tout. Nous avons découvert tous ses comptes cachés et tous ses comptes licites et nous… eh bien, nous les avons pour ainsi dire nettoyés.

— Vous… » La phrase d’Alicia se noya dans un gargouillis et un silence pesant s’installa dans son esprit assommé. Puis ses yeux se rouvrirent brusquement, en même temps que l’affolement perçait sous sa stupeur. « Dieu tout-puissant, Mégère ! Que crois-tu qu’il va faire en comprenant que nous l’avons dévalisé ? Nous ne pouvons pas nous permettre ce genre de…

— Paix, petite ! Il ne se rendra pas compte que nous sommes les coupables.

— Qu’en sais-tu ? Bon sang, qui d’autre veux-tu qu’il soupçonne ?

— Je ne peux pas te le dire, mais pas nous, car le vol ne s’est pas encore produit. Et il ne se produira d’ailleurs pas… tant qu’il n’aura pas donné un premier ordre de transfert de crédits extraplanétaire vers un de ses dealers. Mégère s’est montrée très habile et je m’attends plutôt… (on ne pouvait se méprendre sur le pur ravissement qu’éprouvait la Furie) à ce qu’il soupçonne celui de ses petits camarades qu’il aura voulu payer.

— Tu veux dire… ?

— Exactement, Alley. Vois-tu, ce qui se produira la première fois qu’il ordonnera un versement sur un des comptes dont j’ai établi la liste dans mon programme, c’est que chaque crédit qu’il possède y sera automatiquement affecté puis détourné. Son créancier n’en verra pas un centicrédit, mais le programme se propulsera de lui-même – avec le transfert – dans sa com interstellaire et se transmettra à l’extérieur puis s’effacera de chaque système qu’il aura traversé avant d’atteindre sa destination finale.

— Oh, Seigneur ! gémit Alicia en se couvrant les yeux. Je n’aurais jamais dû vous imposer toutes les deux à cette malheureuse galaxie ! Et où exactement ce programme errant terminera-t-il sa carrière criminelle – du moins si je puis poser la question ?

— Il lui faudra sans doute un certain temps pour établir les connexions, mais il se dirigera vers Thaarvlhd. J’ai demandé qu’on y ouvre un compte numéroté pour son arrivée.

— Thaarvlhd ? » répéta Alicia, hébétée. Puis : « Thaarvlhd ? Mon Dieu, c’est le centre bancaire de l’Hégémonie quarn dans ce secteur ! Les Quarn prennent l’argent très au sérieux, Mégère ! Enfreindre les règlements bancaires de Thaarvlhd n’a rien d’un péché véniel aussi bénin que le meurtre !

— Je n’ai rien enfreint. Ils sont habitués à ce genre d’ordres et j’ai inclus toute la documentation dont ils ont besoin.

— La documentation ?

— Naturellement. Ils se fichent des noms, mais j’y ai joint tout ce qu’il leur faut savoir sur les comptes bancaires humains : tes empreintes rétiniennes, génét…

— Mes empreintes ? glapit Alicia. Tu as ouvert un compte à mon nom ?

— Bien sûr que non ! Je viens de t’expliquer qu’ils ne se servent pas de noms, Alley. D’où leur popularité.

— Bonté divine ! » Alicia ne sut jamais combien de temps exactement elle était restée assise à fixer le néant, mais une idée lui traversa soudain l’esprit. « Euh… Mégère…

— Oui ?

— Je ne te pardonne pas ce que tu as fait… Je ne le condamne pas non plus, comprends-le, du moins pas encore… Mais quelle somme exactement avez-vous détournée ?

— Difficile à dire, puisque nous ne savons pas précisément quand le programme opérera.

— Une approximation grossière suffira, répondit Alicia d’une voix passionnée.

— Eh bien, en me fondant sur sa trésorerie des deux dernières années, je l’évaluerais grosso modo entre deux cent cinquante et trois cents millions de crédits.

— Deux cent cinq… »

Alicia referma brusquement la bouche puis se mit à glousser. Les gloussements se muèrent bientôt en hurlements de rire. Pas moyen de s’en empêcher. Elle se plia en deux en se tenant les côtes, et rit à en avoir les larmes aux yeux et la poitrine endolorie. En proie à la plus pure et diabolique délectation, elle rit comme elle n’avait pas ri depuis des mois en se dépeignant la réaction de cet Edward Jacoby suprêmement sophistiqué. Dire qu’elle avait cru ne pas pouvoir lui nuire ! Bon sang, il ne lui resterait même pas un pot de chambre pour pisser et il ne saurait jamais d’où c’était venu. Elle martela le parquet des talons en riant à gorge déployée, jusqu’à ce qu’elle recouvre enfin le contrôle d’elle-même et se relève lentement, en suffoquant et en s’épongeant les yeux.

Tu es moins contrariée que tu ne l’avais prévu, si je comprends bien ? s’enquit timidement Tisiphone et Alicia repartit de plus belle.

— Cesse immédiatement ! ordonna-t-elle d’une voix mal assurée. Ne te risque pas à me déstabiliser de nouveau. Oh ! Oh, Seigneur ! Il va être drôlement fâché, non ?

— Ça nous a paru un châtiment aussi juste et mérité qu’approprié.

— Et comment, foutredieu ! » Alicia se secoua puis se redressa, le visage sévère. « N’allez surtout pas vous imaginer, toutes les deux, que vous pourrez me refaire un coup pareil et vous en tirer… pas sans m’avoir préalablement consultée, en tout cas ! Mais, pour cette fois, je vous pardonne !

— Ouais, pour trois cents millions de raisons au bas mot, j’imagine >, railla Mégère ; et Alicia fut de nouveau prise d’un fou rire.

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